Article publié dans la revue "Les Possibles" du Conseil scientifique d'Attac (n°28) parue le 11 juin 2021.

Premier pas vers une nouvelle approche synonyme de réorientation plus globale ? Ajustement censé amortir le choc sans remise en cause profonde de la doxa néolibérale ? En avril 2021, les déclarations de Joe Biden devant le Congrès concernant les trois plans d’ampleur aux objectifs complémentaires, ses propositions fiscales, mais aussi sa grille de lecture économique ont été particulièrement marquantes.

Sommaire
• I- Des enjeux fiscaux internationaux lourds en passe d’être débloqués ?
Une autre approche de la politique économique ?
◦ Un taux minimal de 21 %, puis de 15 %… et après ?
• II - Des enjeux géostratégiques sur fond de guerre économique
Financer un plan de relance et d’investissement aux États-Unis
◦ L’enjeu ? La guerre économique mondiale !
◦ L’Union européenne prise en étau
• III - Quelle fiscalité internationale pour le « monde d’après » ?
Une réponse globale : la taxation unitaire
◦ Quelles autres mesures de justice fiscale, sociale et écologique ?
◦ Quelle nouvelle « gouvernance » fiscale ?

Concrètement, sur le plan fiscal, l’administration Biden a proposé d’augmenter le taux de l’impôt sur les sociétés fédérales aux États-Unis à 28 %, de relever l’imposition des plus-values des plus riches de 20 % à près de 40 % et d’instaurer un taux minimal de 21 % sur les bénéfices des multinationales américaines réalisés à l’étranger.
Quelques semaines plus tard, elle se déclarait finalement prête à un compromis avec un taux de 15 % sur les multinationales et un taux fédéral compris entre 25 et 28 %. Elle dit souhaiter un accord international pour mettre en place ce taux minimum sur les multinationales, ce qui pourrait donner un coup d’accélérateur aux discussions menées sous l’égide de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) sur l’imposition des multinationales. Celles-ci patinaient et esquissaient jusque-là péniblement un taux minimal d’environ 12,5 %. Le porter à 15 % serait un geste bien faible.

Cette politique économique s’accompagne de propositions fiscales qui ne manquent pas d’intérêt (I). Elle est engagée pour endiguer la crise sur fond de guerre économique mondiale (II). Se pose donc la question de l’organisation du système fiscal international du « monde d’après » (III).

I- Des enjeux fiscaux internationaux lourds en passe d’être débloqués ?

Une autre approche de la politique économique ?

En affirmant que « le ruissellement n’a jamais fonctionné », qu’il fallait favoriser une croissance économique « du bas vers le haut », en dénonçant des inégalités excessives, en réintégrant l’accord de Paris et en engageant de vastes plans qui comportent des objectifs sociaux et également écologiques (plus de la moitié des dépenses d’investissement visent même à lutter contre le changement climatique), Joe Biden tranche non seulement avec Donald Trump, mais avec nombre de ses prédécesseurs, et remet incontestablement en cause les piliers du néolibéralisme version « Reagan-Thatcher »

« Plus de dette, plus d’impôts, plus de dépenses » [1], tel est le nouveau triptyque promu par le pouvoir outre-Atlantique. De fait, la politique économique qu’il propose consiste en effet à rétablir la nécessité de l’intervention publique et à assumer une hausse durable de la dette publique, voire la hausse de l’inflation. Bien entendu, Joe Biden ne s’est pas mû en pourfendeur de la finance, il continue de croire dans la mobilisation d’un potentiel de croissance, somme toute classique. Certes, la crise de 2020 est passée par là. Le nouveau président est également un pragmatique, il se pose en défenseur des intérêts américains. Pour les tenants néolibéraux européens, il ne s’agit là au fond que de rattraper les modèles sociaux européens, auxquels eux-mêmes ne cessent de s’attaquer… Il n’empêche : en avril, le changement de discours était clair et a eu une résonance mondiale en mettant à mal le credo néolibéral qui continue d’inspirer de nombreux gouvernements dans leurs choix politiques. Mais un premier renoncement a laissé la place au doute.

Un taux minimal de 21 %, puis de 15 %… et après ?

En avril 2021, la proposition de Joe Biden d’instaurer au niveau international un taux minimum d’impôt sur les sociétés (IS) de 21 % et de relever l’impôt sur les sociétés à 28 % aux États-Unis (contre 21 % aujourd’hui) a fait sensation. Elle a été explicitement formulée pour en finir avec la chute des taux nominaux de l’impôt sur les sociétés. Janet Yellen, secrétaire au Trésor, a ainsi déclaré : « Nous travaillons avec les pays du G20 pour convenir d’un taux minimal d’imposition sur les sociétés, qui peut arrêter la course vers le bas ». C’est une hausse au regard de l’existant, donc un changement de tendance, même si cela aboutirait à un taux inférieur à celui en vigueur avant Trump (qui avait baissé le taux d’IS fédéral de 35 % à 21 %).

Cette proposition a plutôt bien été accueillie sur la scène internationale. Le 6 avril, Gita Gopinath, économiste en chef du Fonds monétaire international (FMI), se déclarait « très favorable à un impôt global minimum sur les sociétés », arguant que le transfert d’argent vers les paradis fiscaux « nous préoccupe beaucoup (…) car cela réduit l’assiette fiscale sur laquelle les gouvernements peuvent percevoir des revenus et effectuer les dépenses sociales et économiques nécessaires ». Même Jeff Bezos, patron d’Amazon, s’y est déclaré favorable. Ce soutien a priori inattendu est avant tout guidé par un double intérêt d’Amazon : entretenir de bonnes relations avec le gouvernement de Joe Biden et éviter une éventuelle taxe, potentiellement plus coûteuse, sur les plateformes numériques telle qu’elle est prônée par certains pays européens comme l’Espagne et la France.

La proposition d’un taux minimal de 21 % tranchait avec l’idée d’un taux de 12,5 % envisagée au sein de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE). Las, le compromis final devrait plutôt tourner autour de 15 %, soit à peine plus que le taux de 12,5 % envisagé au sein de l’OCDE. Le ministre de l’économie, des finances et de la relance Bruno Le Maire s’est empressé de saluer un « bon compromis », actant ainsi que le gouvernement français était gêné par la proposition initiale de Joe Biden. Il évoque la perspective d’une future directive européenne pour la mise en œuvre d’une taxation minimale des multinationales, avec une adoption souhaitée durant la présidence française de l’UE au premier semestre 2022, soit au moment de l’élection présidentielle…

Ce compromis est plus que décevant. Il révèle à quel point les oppositions à une hausse, même modérée, de la fiscalité des grandes entreprises sont fortes et puissantes. Le taux de 15 % finalement envisagé s’éloigne de celui préconisé par l’ICRICT qui considère qu’un taux de 25 % serait un progrès significatif [2]. Le risque est donc d’aboutir à un accord a minima qui, après avoir instauré ce taux bien trop faible, considérerait que cela est suffisant, ce qui empêcherait des progrès ultérieurs.
Ce taux minimal peut aussi être celui vers lequel convergera à l’avenir la plupart des pays qui présente un taux plus élevé. Ces pays souffriraient donc de pertes de recettes publiques, alors que les besoins sociaux, environnementaux et économiques sont immenses, dans les pays dits développés comme dans les pays pauvres. Il reste donc beaucoup à faire pour enrayer l’évasion fiscale. Outre que certains territoires pourraient y échapper, d’autres mécanismes frauduleux risqueraient de perdurer. Au surplus, il reste à déterminer l’assiette sur laquelle il s’appliquerait. Or, sur cette question complexe mais décisive, rien n’est encore joué. La répartition des bénéfices, telle qu’elle est envisagée dans les négociations en cours au sein de l’OCDE, pourrait ne porter que sur une partie d’entre eux. Rappelons en effet que ce projet, toujours en cours de discussion, repose à ce jour sur deux piliers. Si le second correspond notamment au taux minimal à appliquer, le premier est fondamental puisqu’il concerne la présence physique d’une entreprise dans un pays.

Compte tenu notamment de la numérisation de l’économie, la présence physique ne peut en effet plus être retenue comme seul critère de référence en matière d’impôt sur les sociétés. Ce pilier vise par conséquent à réallouer aux États où se trouvent les consommateurs une part des bénéfices générés sur leurs territoires, mais qui se trouvent imposés dans des territoires à la fiscalité très basse, via notamment la pratique des prix de transfert et le vide juridique dont profitent les activités numériques. C’est donc un enjeu considérable quant à l’impact réel du dispositif qui sera arrêté sur l’évasion fiscale, donc sur les recettes des États.

Au-delà du taux minimal de 15 % tel qu’il semble désormais envisagé, beaucoup de questions demeurent posées sur des enjeux majeurs. Seul le contenu final d’un éventuel accord précis, global et impliquant une assiette sur laquelle ce taux minimal s’appliquerait, permettra d’analyser ses réels effets sur la concurrence fiscale et les recettes publiques. Il reste que, en quelque semaines, la perspective d’un taux à 21 %, somme toute significatif, s’est éloignée. Les espoirs d’une avancée digne de ce nom ont été douchés.

II - Des enjeux géostratégiques sur fond de guerre économique

Financer un plan de relance et d’investissement aux États-Unis

Ces annonces fiscales ont eu le mérite d’être formulées simultanément à celles des plans de relance (1 900 milliards de dollars), d’investissement public (plus de 2 200 milliards sur huit ans) et pour les familles (1 800 milliards de dollars). La contrepartie, légitime, est ainsi visible et concrète.

  • Le plan de relance est destiné à combattre les effets de la crise : près de 280 millions d’Américains, gagnant moins de 63 500 dollars par an, ont ainsi reçu une aide du gouvernement allant jusqu’à 1 400 dollars, dans un pays où le coût de la vie reste très élevé et où la redistribution sociale est faible. En soutenant leur pouvoir d’achat, le gouvernement fédéral espère voir le taux de chômage baisser sous les 3 %.
  • Le plan visant à relancer sur huit ans l’investissement public (qui se situe actuellement à environ 3 % du PIB) représente pour sa part un effort supplémentaire d’un point de PIB. Ce plan constitue un rattrapage du retard accumulé, le poids de l’investissement public ayant baissé d’un point de PIB ces dernières années. 620 milliards de dollars seraient investis dans le secteur des transports et 400 000 écoles seraient rénovées. L’administration Biden promeut également son objectif de réduction des émissions de CO2, dont la décarbonation de la production électrique d’ici à 2035. 174 milliards sont ainsi dégagés pour « gagner le marché des véhicules électriques », via des subventions, pour les véhicules électriques « faits aux États-Unis » et pour quintupler le nombre de chargeurs d’ici à 2030.
  • Le plan concernant les familles visant à réduire les inégalités est assez large. C’est lui qui a justifié les mesures fiscales proposées par Joe Biden. Il vise à offrir la gratuité pour les deux premières années d’école maternelle, mais également pour deux années d’études en universités communautaires (soit l’équivalent des instituts universitaires de technologie français). Il prévoit également de renforcer les moyens de l’Internal revenue service (IRS), l’agence chargée de la collecte de l’impôt et de la lutte contre la fraude fiscale.

Le relèvement du taux fédéral à 28 %, voire entre 25 et 28 %, comme cela pourrait finalement se faire, le relèvement du taux d’imposition pour les plus riches et la proposition d’instaurer un taux minimum sur les multinationales, passé de 21 % à 15 %, sont présentées comme permettant de financer cet effort sans alourdir la charge fiscale de la quasi-totalité des ménages, dont beaucoup bénéficieront du plan de soutien. « Il est temps que les entreprises américaines et que les 1 % d’Américains les plus riches commencent à payer leur juste part » : dans son premier discours devant le Congrès, c’est la justice fiscale que Joe Biden invoque pour justifier ce choix.

Ces mesures sont supposées être permanentes, tandis que les dépenses d’investissement en infrastructures ne seront que ponctuelles, car limitées dans le temps. Les mesures relatives au soutien et à l’investissement sont censées relancer l’activité économique et, par conséquent, générer des emplois et des recettes fiscales : les subventions américaines à l’industrie et aux infrastructures sont ainsi explicitement décrites comme devant permettre de retenir et de créer de bons emplois mieux payés sur le sol américain. Pour l’administration Biden, en poursuivant des objectifs économiques et sociaux, cette impulsion globale devrait se traduire à terme par une baisse des déficits et de la dette publique.

Les propositions de l’administration Biden sont donc un moyen de percevoir des fonds, de limiter les effets de la concurrence fiscale, d’aider les entreprises américaines et de mieux financer la dette publique. Il s’agit aussi d’apaiser le front européen de la concurrence économique face à l’expansion de la Chine. Cette proposition est également un moyen pour les États-Unis de retrouver un rôle de leader au plan international.

L’enjeu ? La guerre économique mondiale !

« Nous sommes en concurrence avec la Chine et d’autres pays pour gagner le XXIe siècle. Nous devons faire plus que reconstruire, il faut reconstruire mieux », a déclaré Joe Biden lors de sa première allocution devant le Congrès le 28 avril 2021. En appelant à « acheter américain », il s’agit pour lui de « gagner cette compétition ». Les États-Unis travaillent donc, dans le nouvel ordre mondial, à supplanter la Chine et à garder le leadership de ce nouvel ordre. Dans cette guerre économique globale, de nombreux « fronts » sont ouverts. Nous passerons ici rapidement en revue les plus emblématiques.

Pendant de longues années, les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) ont étendu leur emprise et leur domination sur une large partie du monde, notamment en Europe. Bénéficiant d’une avance technologique, jouissant parfois d’un quasi-monopole, ils ont également élaboré des mécanismes d’évasion fiscale sophistiqués. Ils ont été aidés en cela par des États qui ont sciemment laissé des « trous dans la raquette » dans leurs régimes fiscaux (en ne modernisant pas l’impôt sur les sociétés et en prévoyant des mesures dérogatoires) et dans leurs conventions fiscales bilatérales (« double sandwich » irlandais et hollandais). Les GAFAM ont pu ainsi massivement rapatrier les richesses gagnées sur le territoire européen vers des territoires proches des États-Unis. Puis, Donald Trump leur a offert la possibilité de rapatrier aux États-Unis les bénéfices réalisés à l’étranger à des taux variant entre 8 % et 15,5 %, largement en deçà du taux fédéral de l’impôt sur les sociétés que Trump a baissé de 35 à 21 % en 2017. Mais la concurrence avec la Chine s’intensifie. Les GAFAM sont en effet en conflit entre les BATX. En Chine, les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) voient leur développement conforté par l’interdiction de l’ensemble des réseaux sociaux et moteurs de recherche étrangers : ils remplacent les GAFAM et s’orientent vers une stratégie de développement à l’international. Cette situation pourrait déboucher sur un nouveau « rideau de fer », numérique cette fois, mais très structurant, avec un monde partagé entre, d’un côté, les BATX et, de l’autre, les GAFAM. Ces derniers ont donc besoin du gouvernement américain pour assurer leur développement : pour eux, un taux minimal fixé à 15 % serait finalement un bien faible prix pour un tel soutien, sachant qu’ils ont déjà largement bénéficié jusque-là des possibilités d’éviter l’impôt.

Dans cette guerre économique, d’autres « fronts » sont ouverts, qu’il s’agisse de la compétition sur les marchés des moyens de paiement, de la géolocalisation ou du développement de la 5G. Par ailleurs, le plan « Made in China 2025 » répond aux envies de la Chine de devenir autonome sur le plan technologique en matière d’aérospatiale, de robotique, de télécommunications, de biotechnologie et même de véhicules électriques. Enfin, la guerre s’intensifie également sur la question de l’intelligence artificielle, un secteur absolument prioritaire pour les deux pays.

Tout cela alors que la Chine a lancé ses « nouvelles routes de la soie ». Formalisé en 2013 par Xi Jinping, ce plan est présenté comme une stratégie de développement pour relier l’Asie au reste du monde par un gigantesque réseau ferroviaire, maritime et de connections. La Chine propose ainsi aux pays en développement de construire des infrastructures (routes, rail et ports essentiellement), assorties des financements nécessaires via l’Exim Bank et assurées par des entreprises exclusivement chinoises. Mais elle s’adresse également aux pays européens, en attestent la vente du port du Pirée en Grèce au groupe chinois Cosco et la prise de participations de la Chine dans quatorze ports européens. La crise des dettes souveraines et l’austérité à l’œuvre depuis la crise de 2007/2008 ont incité ces ventes qui ont appauvri les États concernés. Au fur et à mesure de son avancée, ce plan suscite des inquiétudes : les rivaux régionaux de la Chine et les pays occidentaux y voient surtout une manière pour la Chine d’augmenter son influence politique et économique. Avec le risque évident, pour les pays qui s’inscrivent dans cette démarche, d’en être dépendants.

L’économie de l’innovation et de la connaissance est également au centre des enjeux. Depuis 2019, la Chine a dépassé les États-Unis en tant que principal pays d’origine des demandes internationales de brevet déposées auprès de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI). L’Union européenne est pour sa part distancée en matière d’économie de l’innovation par exemple. Manifestement, les largesses fiscales accordées par les États membres de l’Union européenne en matière de « patent box » ne sont pas efficaces. Ces régimes de la taxation des revenus tirés de la propriété intellectuelle à des taux inférieurs au taux de droit commun étaient pourtant censés favoriser la recherche… À 21 %, la proposition de Joe Biden aurait pu poser la question de leur maintien. À 15 %, rien n’est moins sûr. Décidément, l’injustice fiscale a de beaux jours devant elle. Et ce, alors qu’est posée la question du soutien de l’action publique et des finances publiques en matière d’investissement et de soutien aux populations et aux entreprises.

L’Union européenne prise en étau

Avec l’arrivée de Joe Biden au pouvoir, la guerre commerciale entre les États-Unis et l’Union européenne (UE) semble marquer le pas. Le relèvement des droits de douane de 10 % sur les importations d’Airbus, décidée par Donald Trump, est suspendu. Il en va de même pour le relèvement de 25 % des droits de douane applicables à d’autres produits, notamment sur des produits alimentaires et les vins. Si les négociations se poursuivent sur les subventions, le climat semble être à l’apaisement. La question se pose de savoir si cela traduit une volonté des États-Unis d’établir une forme de partenariat avec l’Union européenne, ou du moins d’apaiser les relations pour mieux se consacrer à la guerre économique avec la Chine. Et ce, alors que l’UE a conclu le 30 décembre 2020 un accord de principe sur l’accord global d’investissements (AGI) avec la Chine [3], censé garantir un meilleur équilibre dans les relations commerciales entre la Chine et les pays membres de l’Union. Ceci pourrait également permettre aux États-Unis de distancer l’UE, qui reste malgré tout une rivale. Car, en son sein, l’unanimité est la règle en matière de fiscalité. Un taux minimum de 15 % nécessitera un accord qui sera plus facile qu’à 21 %, puisque l’effort sera faible...

L’Union européenne dans la guerre économique mondiale

Entre États-Unis et Chine, l’UE pourrait tenter de tirer son épingle du jeu et faire entendre sa différence, mais ne semble pour l’heure pas avoir les moyens de rivaliser sur tous les terrains. La Chine tente de maintenir l’UE à distance des États-Unis, tandis que ceux-ci ne veulent pas afficher une trop grande fermeté à l’égard de l’UE pour apaiser les relations transatlantiques. Pour leur part, la France ou l’Allemagne cherchent à préserver un équilibre stratégique et à entretenir des relations avec Pékin et Washington afin d’éviter l’alignement de l’Union européenne sur l’une ou l’autre de ces superpuissances.

Les droits de l’Homme sont le parent pauvre de cette guerre économique. Certes, les États-Unis, l’Union européenne, le Royaume-Uni et le Canada ont imposé des sanctions contre des responsables chinois pour des violations des droits de l’Homme au Xinjiang. C’est la première action coordonnée des Occidentaux (qui se présentent comme un groupe de pays garantissant la liberté d’expression et la liberté d’association) contre la Chine sous la présidence de Joe Biden. La Chine a répliqué par des mesures de rétorsion à l’encontre de l’UE, celle-ci s’étant par ailleurs engagée dans un accord commercial avec la Chine.

Par sa construction, l’UE n’est pas en mesure de peser dans la course au leadership mondial. Ses États membres sont en concurrence les uns avec les autres, ils ont des intérêts souvent divergents et tous n’appartiennent pas à la zone euro. En outre, il n’y a pas de véritable harmonisation fiscale et sociale, puisque la concurrence est la règle. Si l’UE est parvenue à mettre en place un plan de relance de 750 milliards (soit moins de 5,5 % du PIB européen à 27), les discussions sur l’endettement commun en juillet 2019 ont été très difficiles. Malgré cet endettement commun et des mécanismes de soutien aux systèmes d’assurance chômage, la construction européenne est questionnée tant par ceux qui demandent une UE plus intégrée (Europe de la santé, de la défense, Europe politique, etc.) que par ceux qui souhaitent en changer les règles et enfin, par ceux qui souhaitent le retour des États, voire la quitter. La faiblesse du budget de l’UE constitue également un révélateur : en 2019, il s’élevait à 148,2 milliards d’euros, soit environ 1 % du PIB communautaire. Le budget annuel de l’UE s’inscrit dans un cadre pluriannuel fixé pour sept ans : de 908,4 milliards d’euros pour la période 2014-2020, il a été fixé à 1074,3 milliards d’euros sur la période 2021-2027 après d’âpres négociations [4]. La crise sanitaire a mis en lumière l’absence de souveraineté sanitaire de l’UE et de ses États membres. Mais la volonté farouche de maintenir un carcan qui enserre les politiques budgétaires nationales, sans pour autant impulser une dynamique budgétaire communautaire, ne se dément pas malgré la mise entre parenthèses des critères européens en matière de déficits et d’endettement publics.

Pour les État-Unis et Joe Biden, les enjeux sont donc immenses. Il s’agit de financer une relance budgétaire sans trop grever la dette publique (même si le repli vers un taux de 15 % sera budgétairement moins « rentable »), de conforter leur leadership international en distançant l’Union européenne et le Chine, et d’être en mesure de mener la guerre économique.

III - Quelle fiscalité internationale pour le « monde d’après » ?

Une réponse globale : la taxation unitaire

Alors qu’aujourd’hui les multinationales échappent à l’impôt en délocalisant artificiellement leurs profits dans les paradis fiscaux, la taxation unitaire aurait le mérite d’organiser une répartition de l’ensemble des bénéfices d’une multinationale avec la garantie pour les États d’appliquer leur taux à une quote-part du bénéfice déterminée en fonction de critères objectifs qui « collent » à la réalité économique. Elle s’appliquerait à toutes les entreprises multinationales, géants du numérique y compris, et constituerait un véritable frein à l’évitement de l’impôt.

Pour l’ICRICT [5], il faut « mettre fin à la course néfaste vers le bas des taux d’imposition des sociétés et au déplacement artificiel des bénéfices des sociétés vers des juridictions à faible taux d’imposition, en fixant un plancher aux taux d’imposition et en attribuant les bénéfices imposables aux juridictions où l’activité économique réelle a lieu ». Elle se prononce pour une taxation unitaire : « Une approche unitaire devrait répartir le revenu global des multinationales entre les différentes juridictions sur la base de facteurs objectivement vérifiables plutôt que de recourir à la fiction de transactions respectant le principe de pleine concurrence ou de la possibilité de calculer ce à quoi les prix de pleine concurrence pourraient ressembler. Ces facteurs, tels que l’emploi, le chiffre d’affaires, les ressources utilisées, les actifs immobilisés, etc., devraient être choisis pour refléter l’activité économique réelle des multinationales ».

Cette position est celle d’Attac [6], qui appelle à des mobilisations en faveur de cette proposition et, plus largement, pour une véritable justice fiscale. Il s’agit de rendre l’imposition des sociétés conforme à la réalité économique et de neutraliser l’évasion fiscale. Une taxation unitaire viserait à taxer les multinationales dans les pays où elles réalisent leurs activités en les considérant comme une entité unique et non comme un ensemble d’entités indépendantes les unes des autres, lesquelles, au nom du principe de pleine concurrence, se livrent à l’évasion fiscale grâce au jeu des prix de transfert, voire à de la fraude fiscale en les manipulant.

Cette taxation unitaire serait basée sur les bénéfices globaux consolidés des groupes multinationaux. Une clé de répartition entre les pays répartirait le bénéfice mondial consolidé. Pour coller à la réalité de l’activité économique, elle pourrait s’appuyer sur les ventes réalisées, les emplois et les actifs immobilisés. Les États conserveraient la possibilité d’appliquer leur taux d’imposition sur la quote-part du bénéfice leur revenant. Avec des ressources substantielles à la clef : le coût pour les finances publiques de la France du transfert artificiel des bénéfices dans les paradis fiscaux est évalué à 36 milliards d’euros de pertes annuelles évaluées par le CEPII [7]. Une partie de ces sommes serait en quelque sorte « récupérable ». Au sein de l’Union européenne, cette taxation unitaire permettrait des avancées en matière d’harmonisation fiscale. Elle pourrait utilement être complétée par un accord qui neutraliserait les taux d’impôt sur les sociétés afin que ceux-ci ne puissent plus baisser.
Ces recettes supplémentaires seraient plus importantes que ce qui pourrait être attendu du « compromis » issu de la proposition de Joe Biden, à peine plus rentable que le taux de 12,5 % envisagé au sein de l’OCDE. Surtout, il s’agit là d’une mesure non seulement équitable, mais également cohérente avec la logique économique des multinationales, puisqu’elle tiendrait compte de leur taille, de leur surface financière et de leur mode de gouvernance.

Quelles autres mesures de justice fiscale, sociale et écologique ?

Il n’y a pas que Joe Biden qui, malgré son recul, a marqué le débat fiscal de cette année 2021. Pour l’OCDE, « les impôts sur les successions et les donations pourraient jouer un rôle plus important » dans la réduction des inégalités de patrimoine, la promotion de l’égalité des chances et le rendement budgétaire [8]. Le FMI également s’est déclaré favorable à une plus fort progressivité de l’impôt, à la hausse de l’impôt sur les successions et les donations ainsi que de la fiscalité foncière, à un impôt sur les « excédents de bénéfices des entreprises », voire à l’instauration ou la restauration d’un impôt sur la fortune [9]. C’est peu de dire que la recherche de nouvelles recettes et de la mobilisation d’un outil permettant de réduire les inégalités est à l’ordre du jour. Si ces institutions prônent davantage des mesures temporaires que pérennes, il n’en demeure pas moins qu’elles dénotent un changement de ton.

Attac ne peut que s’en féliciter, tout en soulignant que c’est bien une réforme de fond et radicale du système fiscal qui est indispensable [10]. Celle-ci doit revaloriser les impôts directs et la progressivité du système fiscal ayant pour effet de réduire les inégalités, de neutraliser la concurrence fiscale, d’éradiquer l’évasion fiscale et de financer les besoins sociaux, écologiques et économiques. Le consentement à l’impôt, l’un des piliers d’une société démocratique, en sortirait renforcé. Le frémissement actuel ne peut donc qu’encourager à porter ces urgences pour aller plus loin...

Quelle nouvelle « gouvernance » fiscale ?

La gouvernance financière et fiscale internationale est complexe. Par principe, elle devrait relever de l’Organisation des Nations unies. Or, c’est l’OCDE, parfois taxée de club des pays riches, qui, en lien avec le G20, joue un rôle prépondérant. La gouvernance mondiale est perfectible. La crise de 2007-2008 n’a pas débouché sur un big bang que beaucoup réclament de longue date et qui pourrait retrouver une actualité avec la crise issue du coronavirus. Certaines voix se font entendre pour réclamer une nouvelle architecture mondiale [11]. Elles font écho à l’idée d’une COP 21 fiscale et financière défendue par Éric Bocquet [12], laquelle rejoint la proposition portée par le réseau Tax Justice Network : instaurer une gouvernance de l’ONU et favoriser une vision mondiale d’une fiscalité juste. Ce débat doit donc être également posé.

Notes
[1] Citation empruntée à Alternatives économiques, n° 412 de mai 2021.
[2] Independent Commission for the Reform of International Corporate Taxation, « Taxer les multinationales : l’ICRICT appelle à un impôt minimal mondial ambitieux », communiqué du 9 décembre 2019.
[3] Voir le rapport commun « Attac – AITEC », Accord UE-Chine, l’UE rassure les investisseurs au mépris des droits humains, 7 avril 2021 ; présentation de ce rapport dans ce numéro des Possibles.
[4] Source : « Budget à long terme de l’UE pour la période 2021-2027 et plan de relance  », site du Conseil européen.
[5] Ibid.
[6] Rapport d’Attac France et Attac Allemagne, La taxation unitaire pour lutter contre l’évasion fiscale des multinationales, 15 juillet 2019.
[7] L’évitement fiscal des multinationales : combien et où ?, La Lettre du CEPII, n° 400, juin 2019.
[8] « Les impôts sur les successions et les donations pourraient jouer un rôle plus important pour réduire les inégalités et améliorer les finances publiques », communiqué de l’OCDE du 11 mai 2021.
[9] Ordonnance du FMI du 1er avril 2021.
[10] Voir le livre d’Attac, Impôts : idées fausses et vraies injustices  », Éditions Les Liens qui libèrent, 2021.
[11] « Dette et Covid 19 : il faut soutenir des allègements de dettes Pour une nouvelle architecture économique mondiale qui serve les populations et la planète », tribune collective, Libération, 29 septembre 2020.
[12] Alain et Éric Bocquet, Sans domicile fisc, Éditions du Cherche Midi, 2016.