Depuis de nombreuses années, toutes les « réformes » touchant au service public ou au système de protection sociale ont été justifiées par les gouvernements au nom de la baisse des dépenses publiques, jugée inévitablement « nécessaire ».
De toute évidence, ce discours ne peut masquer l’idéologie à l’œuvre. Qu’on la qualifie de néolibérale, d’ultralibérale ou de libérale, celle-ci vise à en finir avec le « modèle social » actuel pour lui substituer un autre « modèle ». Individualiste, celui-ci serait géré par le secteur marchand qui prendrait en charge une large partie de ce qui est assuré par l’action publique et la protection sociale, les mécanismes solidaires ne constituant alors qu’un socle minimum...
Il faut donc parler « financement » puisque c’est le principal argument, martelé par le discours dominant. Le mouvement contre cette « réforme » nous invite à revenir sur la question du financement, qui occupe une place centrale dans le débat public. Ne serait-ce que pour montrer qu’il est parfaitement possible de financer et d’améliorer le système actuel...
Financement des systèmes de retraites, état des lieux et enjeux
Comme la santé, la retraite en France est financée par les cotisations des actifs (employeurs et salarié·es, indépendant·es). Celles-ci sont mutualisées et réparties entre les retraités : c’est le principe de base du système par répartition. En contrepartie, les actifs cotisants obtiennent des droits qu’ils peuvent faire valoir lors de leur départ en retraite et bénéficient ainsi à leur tour de pensions financées par les cotisations des actifs de la génération suivante : c’est le principe de solidarité intergénérationnelle. Il existe aussi d’autres régimes spéciaux (les fonctionnaires d’État perçoivent une pension).ainsi que des régimes de retraites complémentaires et additionnels.
La branche vieillesse de la sécurité sociale est financée par les cotisations sociales (en 2019, elles représentaient 64,68 % des recettes nettes), des impôts et taxes affectés (8,47%), des contributions sociales (4,18%), des cotisations prises en charge par l’État (1,7%), des transferts (21%) et d’autres produits (0,24%), déduction faite des admissions en non valeur (- 0,27%). De leur côté, les fonctionnaires territoriaux et hospitaliers ont une caisse de retraite spécifique créée par l’ordonnance du 17 mai 1945, la Caisse Nationale de Retraites des Agents des Collectivités Locales (CNRACL), qui est le régime spécial chargé de leur assurance vieillesse. Relevant du statut de la fonction publique d’octobre 1946, les fonctionnaires d’État, pour leur part, perçoivent des pensions régies par le code des pensions civiles et militaires de retraites qui représentaient 54,7 milliards d’euros en 2018.
Malgré le vieillissement de la population, le gouvernement veut stabiliser à 13,8 % la part du produit intérieur brut (PIB) consacrée aux retraites, voire la faire baisser. Ceci signifierait que le niveau global moyen des pensions diminuerait. Pour conserver un niveau de pension le plus élevé possible, les salarié·es qui en ont les moyens cotiseraient alors à des systèmes facultatifs de type fonds de capitalisation. En clair, un système à deux vitesses s’instaurerait.
Or, assurer et améliorer le financement du système actuel sans remettre en cause les constructions historiques des différents régimes, tout en assurant une véritable solidarité intergénérationnelle et en garantissant un taux de remplacement élevé, est possible. Ceci suppose de s’interroger sur les « niches sociales » et l’évolution des finances de l’État.
Plus globalement, cela s’inscrit également dans une approche qui favoriserait la « demande », autrement dit qui mettrait l’accent sur un meilleur partage des richesses (on signalera ici encore que la part des salaires dans la richesse nationale se situe à un niveau historiquement faible), les rémunérations, la réduction de la précarité et du chômage, la redistribution ainsi que la place de la protection sociale et de l’action publique. Le soutien à la demande est en effet important pour nourrir l’activité économique. Il l’est d’autant plus qu’il faudra la réorienter pour préserver l’environnement et financer la transition écologique.
Coûteuses, peu efficaces, nombreuses, les « niches sociales » présentent les mêmes travers que les « niches fiscales »….
Tout comme les « niches fiscales », les « niches sociales » sont nombreuses et coûteuses. Dans son rapport du 8 octobre 2019 consacré à la sécurité sociale, la Cour des comptes livre ainsi une analyse très instructive des « niches sociales », autrement dit des multiples dispositifs d’allègements et d’exonérations de cotisations sociales (1).
Le rapport de la Cour souligne que le coût des « niches sociales » a augmenté de 32,8 milliards d‘euros entre 2013 et 2019, passant de 34 milliards à plus de 66 milliards d’euros. Ce coût est aggravé notamment par la transformation du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) en des allègements généraux de cotisations et de l’intégration de certaines exonérations ciblées (soit 18 milliards d’euros). La Cour évalue pour 2019 à plus de 90 milliards d’euros le coût des principales exonérations et exemptions applicables aux recettes des régimes obligatoires de base de sécurité sociale et du fonds de solidarité vieillesse (FSV). Ce coût dépasserait 90 milliards d’euros sur un périmètre plus exhaustif et même 100 milliards d’euros en prenant aussi en compte les régimes conventionnels obligatoires de retraites complémentaires et d’assurance chômage des salariés.
De manière générale, les recettes du système de sécurité sociale sont plombées par les « niches sociales ». Si l’État transfère une part de ses ressources (ce qui met ses finances également sous pression), il ne les compensera pas intégralement. Ceci alimentera mécaniquement le fameux « déficit » de la sécurité sociale... En effet, dès 2019, 1,6 milliard d’euros de mesures d’augmentation de « niches sociales » n'ont pas été compensées. Pour les années suivantes et d'ici 2022, les lois financières ont prévu de réduire à hauteur de 5 milliards d’euros, le montant de la compensation au titre de la transformation du CICE en des allègements généraux de cotisation.
Surtout, le rapport de la Cour le note : leur efficacité (sur la compétitivité et la création d’emplois) n’est pas avérée. Le rapport déplore que, lorsque des évaluations constatent l’inefficacité de certaines « niches », celles-ci ne sont que rarement remises en question. Parmi les 56 dispositifs mentionnés au projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2019, 16 sont considérés comme inefficaces car ne produisant pas les effets attendus au regard des objectifs assignés. Le rapport précise en effet ceci : « Quant aux effets des allègements sur la compétitivité, les travaux d’évaluation sont moins nombreux, mais ne trouvent à ce jour d’effet significatif sur les exportations ni pour le CICE, ni pour la réduction de 1,8 point du taux de cotisation famille ».
Pour la Cour, il importe donc « d’encadrer effectivement le coût des autres dispositifs, en les remettant en cause quand leur efficacité est démentie par des évaluations robustes et en plafonnant ce coût tant qu’elle n’est pas démontrée ». Ce constat rejoint celui des rapports annuels du Comité de suivi du CICE (2) selon lequel le CICE aurait permis, au mieux, de créer ou de sauvegarder entre 110 000 et 300 000 emplois entre 2013 et 2015, ce qui est dérisoire au regard de son coût (11,78 milliards d’euros en 2013, 17,89 milliards en 2014 et 18,05 milliards en 2015…).
Financer les retraites, c’est possible et nécessaire
L’obsession d’un « financement » basé sur la rigueur budgétaire apparaît nettement dans les projets de lois publiés le 10 janvier 2020. Le projet de loi organique relatif au système universel de retraite préconise ainsi « l’adoption d’une règle obligeant les lois de financement de la sécurité sociale à prévoir l’équilibre du système de retraite ». Son article 1 « organise le pilotage financier du système universel de retraite. La loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) définit une trajectoire pluriannuelle imposant l’équilibre du système sur une période de cinq années en cumulé ». Par ailleurs, selon l’article 10 du projet de loi instituant un système universel de retraites, « L’âge d’équilibre sera fixé par une délibération du conseil d’administration de la Caisse nationale de retraite universelle en tenant compte des projections financières du système ».
La question du financement du système des retraites et, plus largement, de la protection sociale est donc au centre du débat public. Selon les dernières productions du Comité d’orientation des retraites (le COR), en 2025, le besoin de financement s'établirait entre 7,9 milliards et 17,2 milliards d'euros (soit de 0,3 à 0,7 point de PIB). Par la suite, il s’établirait entre 8 et 27 milliards d'euros en 2030. Plus précisément, le régime général (CNAV) et le fonds de solidarité vieillesse auraient un besoin de financement d'environ 6 milliards en 2025, puis de 7,5 à 11 milliards d'euros en 2030. Les retraites complémentaires des salariés du privé (Agirc-Arrco) seraient pour leur part proches de l'équilibre, tandis que les trois fonctions publiques verraient leur besoin de financement croître : 6,3 milliards pour l’État et 6,6 milliards pour l'hospitalière et la territoriale.
Pour impressionnants qu’ils puissent paraître à première vue, ces montants doivent être mis en relation avec l’évolution du produit intérieur brut et, plus prosaïquement, avec le montant des « niches sociales » (dont le coût devrait s’accroître). Au-delà, il faut aussi prendre plus largement en compte les pertes subies par les finances publiques du fait des dispositions dérogatoires ou des comportements frauduleux notamment.
Sans tenir le discours facile du « y a qu’à, faut qu’on », force est de constater que des marges de manœuvres existent pour financer le système actuel. Et ce, même si le pouvoir refuse d’ouvrir ce débat pour des raisons idéologiques.
Au même titre que notre syndicat demande une revue des niches fiscales (3), une revue de ce type concernant les niches sociales est indispensable. Elle permettrait en effet d’évaluer le rapport « coût/efficacité » de ces dispositifs et, sur cette base, de réduire et/ou de supprimer ceux qui sont peu ou pas efficaces. Ceci permettrait d’élargir l’assiette des cotisations sociales et, par conséquent, d’en accroître le rendement.
Les opposants à cette proposition argueront qu’elle se traduirait par une hausse du coût du travail synonyme de risque de hausse du chômage et de pression sur la politique salariale. Mais l’impact sur l’emploi et les salaires dépendent de multiples facteurs (perspective d’activité et débouchés, degré d’exposition à la concurrence internationale, niveau de qualification, relations sociales, etc) qui dépendent aussi du niveau global des revenus. En outre, compte tenu de la faible efficacité des « niches sociales » sur l’emploi et les salaires et du niveau élevé de la productivité en France, les effets négatifs qui sont avancés par les opposants à nos propositions seraient limités…
Mener le débat sur les « niches sociales » est donc légitime et nécessaire. Au-delà, la question de l’élargissement de l’assiette qui pourrait également concerner d’autres revenus (les revenus financiers en premier lieu) est posée. Tout comme celle de la fiscalité qui est concernée à double titre : les rentrées fiscales contribuent tout à la fois à financer les pensions des fonctionnaires et à alimenter les transferts de l’État vers la sécurité sociale.
Notre organisation continue plus que jamais de défendre une réforme fiscale permettant une meilleure répartition de l’impôt ainsi qu’un renforcement de la lutte contre l’évasion et la fraude fiscales (au moins 80 milliards d’euros de pertes fiscales chaque année). Dans ce cadre, l’imposition des revenus financiers au barème progressif est nécessaire. L’explosion du montant des dividendes distribués (les entreprises du CAC 40 ont versé 49,2 milliards d’euros de dividendes en 2019, une année record) creuse le manque à gagner procédant de la mise en œuvre du prélèvement forfaitaire unique en 2018. Si l’imposition au barème progressif de l’impôt sur le revenu avait été maintenue, l’État aurait récupéré entre 600 millions et 1,3 milliard d’euros en 2018 et, selon notre estimation, environ 2 milliards d’euros en 2019.
Globalement, il s’agit bien évidemment d’améliorer la progressivité générale du système fiscal, de renforcer le consentement à l’impôt ou encore d’adapter la fiscalité aux enjeux actuels (numérique, optimisation fiscale agressive, etc). La réduction des inégalités et l’amélioration du financement de l’action publique n’en seraient qu’améliorées. Tout comme le financement des régimes de retraite et donc le niveau global des pensions...
(1) Voir le chapitre 2 du rapport, Les « niches sociales » : des dispositifs dynamiques et insuffisamment encadrés, une rationalisation à engager.
(2) Voir notamment le rapport 2018 du Comité de suivi du CICE sur le site de France stratégie.
(3) Voir notre article, "Quid des niches fiscales ?", décembre 2018.