La commission" FISC" du Parlement européen organisait un séminaire le 25 mai 2021 sur le thème : "How can technology help in reducing fraud and making tax compliance simpler ?" ("Comment la technologie peut-elle contribuer à réduire la fraude et à simplifier l'observation fiscale ?"). Intervenaient lors de ce séminaire, à l’invitation de Paul Tang, président de la commission "Fisc" : Peter Green (OCDE, Forum on Tax Administration), Stefka Dzhumalieva et Momchil Sabev (tous deux membres de la Commission européenne, DG TAXUD) et Vincent Drezet (Solidaires Finances Publiques). Voici le support de l’intervention de Solidaires Finances Publiques.
Introduction
La numérisation de l’économie a entraîné celle de l’État, elle constitue un axe majeur de la réforme de l’État des gouvernements successifs. L’administration fiscale est particulièrement concernée. De manière générale, le numérique apporte une aide importante : il permet de préremplir la déclaration des revenus, de déclarer les revenus, de faire des démarches administratives en ligne, de relancer les contribuables retardataires, de tenter de détecter des anomalies, etc. Il constitue donc une modalité d’accès qui se développe. Mais les gouvernements ont développé une vision « statique » de l’outil numérique. Ils ont considéré qu’il générait des gains de productivité en oubliant qu’il faisait évoluer le travail et en ont profité pour supprimer de nombreux emplois et services locaux. Or, les besoins des usagers en matière de contact humain restent importants. D’autant que nombreuses et nombreux sont celles et ceux qui ne maîtrisent pas l’outil numérique (un tiers de la population en France) ou veulent avoir un contact « humain » en appui des démarches via le numérique.
L’outil numérique est également de plus en plus présent dans le contrôle fiscal, une mission essentielle pour le civisme fiscal et le consentement à l’impôt, la cohésion sociale, la régulation de l’activité économique et bien entendu le niveau des recettes fiscales. Le « datamining » que nous développerons ici en constitue probablement l’évolution récente la plus emblématique. Après une brève présentation (1), nous dresserons le bilan décevant du « datamining » (2) avant de revenir sur les évolutions en cours et à venir (3) puis de livrer des propositions (4).
1/ Présentation générale
Pour engager un contrôle fiscal, il faut au préalable détecter des anomalies ou avoir une information intéressante concernant une éventuelle fraude. Ces opérations de « programmation » sont assurées par plusieurs services de la Direction générale des finances publiques (DGFiP), au plan départemental, interrégional et national. Ce sont les services de recherche, en liaison avec des organismes extérieurs (douane, police, justice par exemple) et les services de programmation et de contrôle, qui traitent les données de l’administration fiscale.
Au sein de la DGFiP, il existe de longue date des applications permettant aux services d’exploiter des bases de données. Mais une des dernières innovations consiste à traiter un afflux de données de plus en plus important dans le cadre de la « mission requêtes et valorisation » (MRV), créée dès 2013 au sein de la DGFiP. Elle a d'abord concerné les suspicions de fraude des professionnels, pour s’étendre à celles des particuliers (en 2017). L’objectif de ce projet, dit de « ciblage de la fraude par la valorisation des requêtes » (CFVR), est de modéliser les comportements frauduleux en s'appuyant sur les caractéristiques des fraudes avérées : le but est d'identifier, par des méthodes statistiques ou mathématiques, les critères caractérisant une personne ou une entreprise fraudeuse pour établir un « profil type » appliqué à une population « cible » pour déceler des comportements similaires. Les bases de données doivent être élargies afin de détecter à terme de nouveaux types de fraude, notamment en matière de fiscalité du patrimoine.
L’objectif de la MRV est d’aider les services de programmation et de contrôle en amont de la programmation et du contrôle puisque son rôle est de détecter des zones d’anomalies par le traitement de masse des données et par le retour d’expérience (suite à contrôle). Par conséquent, elle n’est pas censée déclencher automatiquement un contrôle : cela reste du ressort des services de programmation et de contrôle qui analysent les données avant un contrôle.
2/ Contrôle fiscal : un premier bilan décevant du « datamining »
La publicité faite par le gouvernement vise ceux qui ne respectent pas leurs obligations fiscales : en leur disant que l’administration a davantage de moyens d’identifier les fraudes, l’objectif est de les inciter à respecter le droit fiscal. Il s’agit donc de favoriser le civisme fiscal et, plus largement, de montrer à une population choquée par 10 ans de révélations d’affaires d’évasion fiscale que le gouvernement agit. La réalité est quelque peu différente.
Les listes fournies par la MRV ont été à l’origine de nombreux contrôles fiscaux. Mais les premiers résultats sont décevants : 342 millions d'euros ont été recouvrés sur ces contrôles en 2018 et 785 millions d'euros en 2019. Ceci représente 22 % du nombre de contrôles mais seulement 6 % des résultats financiers de l’ensemble des contrôles mené par la DGFiP. Or, le gouvernement souhaite que la MRV représente 50 % des contrôles à court terme. Mais si des progrès ne sont pas réalisés sur la qualité des données et sur leur traitement, les résultats des contrôles seront encore décevants, et peut-être même en recul sur la part de la MRV augmente ainsi. De fait, le gouvernement a donc voulu aller plus vite que cela était possible et nécessaire.
Plusieurs explications de ces résultats décevants peuvent être avancées :
• La fiabilité des données (celles contenues dans les applications nationales et celles en provenance d’autres États et organismes) n’est pas parfaite
• Les services de programmation et de contrôle utilisent déjà leurs propres outils informatiques et bases de données : ils identifient des anomalies parfois avant que la MRV leur fournisse ses listes
• Il existe trop peu de possibilités pour ces services de procéder à des requêtes eux-mêmes directement auprès de la MRV (il y a des limites juridiques et techniques)
Un rapport du Sénat rejoint notre analyse : « Le développement des outils technologiques est donc indispensable pour permettre aux services, administrations et directions de traiter l'ensemble des données qu'ils reçoivent et de détecter les fraudes les plus complexes. Il n'est toutefois pas exempt de critiques : en donnant la priorité à la programmation centralisée des contrôles, il risque de remettre en cause les initiatives des brigades locales, qui connaissent bien le tissu fiscal de leur territoire (...). Surtout, le ratio de rentabilité reste bien moindre pour les contrôles ciblés par intelligence artificielle ou datamining et ayant donné lieu à rectification (1) ».Précisons également que la fraude s’est diversifiée et complexifiée et que les suppressions d’emplois sont importantes : environ 3000 emplois ont été supprimées dans les services de contrôle au cours des 10 dernières années.
3/ Quelles évolutions prévues ?
Plusieurs évolutions sont en cours ou attendues prochainement.
• L’administration fiscale souhaite plus et mieux utiliser cet outil et l’élargir pour détecter la fraude à la fiscalité des ménages, notamment en matière de patrimoine.
• Le projet de facturation électronique en matière de TVA, toujours objet d’une fraude important au sein de l’Union européenne, est un enjeu important pour tous les États membres.
• L’exploitation accrue des données extérieures aux déclarations fiscales peut permettre d’avoir une vision plus globale des entreprises et des particuliers qui prenne en compte les éléments de contexte (le patrimoine et le comportement des dirigeant.es ou encore les antécédents fiscaux…).
• La DGFiP peut, à titre expérimental durant 3 ans, collecter les informations publiées sur les réseaux sociaux et les plateformes de commerce entre particuliers. Cette expérimentation concerne les données rendues publiques par les utilisateurs (la reconnaissance faciale étant exclue). Mais la plupart des « grands réseaux sociaux » ne sont pas concernés, pour des raisons juridiques de protection de la vie privée : les services de contrôle n’auront ainsi pas accès aux comptes privés des utilisateurs. L’objectif est de détecter les fraudes graves (fausse domiciliation fiscale à l’étranger, activités non déclarées ou illicites ; contrebande de tabac, commerce de stupéfiants…). Le champ d’action étant plutôt restreint, l’intérêt fiscal est donc limité. Alors que les plateformes se développent, si après 3 ans, le bilan est décevant, le dispositif risque de ne pas être reconduit, alors qu’il faudrait un accès plus large.
4/ Quelles proposition d’améliorations ?
De manière générale, cet outil est intéressant mais il doit venir en appui des services de recherche, de programmation et de contrôles sans pour autant les remplacer. C’est un point important à réaffirmer pour garantir une bonne exploitation des données par les services. Pour que ces technologies atteignent les objectifs fixés en matière d’amélioration de la détection de la fraude et du contrôle fiscal, plusieurs améliorations mériteraient d’être apportées.
Celles-ci doivent évoluer même s’il faut cependant dresser périodiquement des bilans :
• Renforcer les services en emplois et mieux former les agentes et agents est indispensable car la fiabilité et l’exploitation des données, leur analyse et leur mise en adéquation avec le tissu économique sur lequel ils agissent est indispensable.
• Améliorer la coordination entre le traitement des données et la programmation assurée par les différents services de l’administration fiscale pour faciliter l’exploitation des données, permettre un « retour » afin de mieux orienter la détection de la fraude.
• Enrichir et décloisonner les données afin de permettre un accès plus facile aux agentes et agents, moyennant une formation adaptée.
• Orienter le datamining vers le traitement des données du registre des bénéficiaires effectifs, des déclarations pays par pays, des registres des commerces d’autres pays…
• Mieux exploiter les données extérieures aux déclarations fiscales afin d’avoir une vision plus globale des entreprises et des particuliers qui prenne en compte les éléments de contexte (patrimoine et comportement des dirigeant.es, antécédents fiscaux ...)
• Améliorer l’échange automatique d’informations en termes de qualité des données, de rythme d’échange et de nature des informations.
• Questionner l’évolution des procédures de contrôle au sein de l’Union européenne pour faciliter l’efficacité de la lutte contre la fraude fiscale.
En conclusion…
Le numérique et l’intelligence artificielle constituent des outils importants. Ils ne doivent pas occulter la question de la politique fiscale : la justice fiscale, autrement dit la question de la réforme et de la législation fiscales, est déterminante en matière de civisme fiscal, de consentement à l’impôt et de cohésion sociale. En matière de contrôle, ces outils peuvent apporter une aide importante, sous certaines conditions : il faut en particulier éviter que les agents économiques les moins mobiles (l’immense majorité des ménages et les PME) subissent une législation inéquitable et un contrôle qui ne seraient pas les mêmes que ceux appliqués aux agents économiques « mobiles », soit les plus riches et les grandes entreprises. Le civisme fiscal ne pourra donc s’améliorer que si cet outil permet une amélioration de la lutte contre la fraude fiscale. Nous n’en sommes pas encore à ce stade. De manière générale, le développement du numérique et de l’intelligence artificielle doit être sécurisé et ne pas être utilisé pour déshumaniser l’administration fiscale.
Rapide retour non exhaustif sur les propos des autres intervenant.es.
Peter Green (OCDE, Forum on Tax Administration), a notamment mis en avant l’utilité d’utiliser le numérique pour faciliter les démarches administratives et réduire le coût des démarches des contribuables et entreprises. Lors du débat, il a admis qu’il fallait que les données soient correctement utilisées par les agent.es des administrations publiques.
Un constat partagé par Momchil Sabev (Commission européenne, DG TAXUD) lors du débat, qui a également pointé les défauts du régime transitoire en matière de TVA intracommunautaire et estimé que certaines évolutions favorisées par le numérique pouvaient en limiter les impacts néfastes.
Stefka Dzhumalieva a plus particulièrement insisté sur la blockchain et les enjeux liés à sa sécurité et son exploitation, notamment en matière de coopération.
Tous 3 ont vanté les possibilités en termes de services aux usagers et aux entreprises et ont plaidé pour un équilibre entre le respect du RGPD et l’utilisation des données par les administrations fiscales.
(1) Rapport d’information du Sénat, L’adéquation des moyens humains et matériels aux enjeux du contrôle fiscal : une évaluation difficile, une stratégie à clarifier, 22 juillet 2020.